La lune est rousse et pleine ce soir-là. Tandis que je me rends au cap sud de l’île, l’ocre teinte la ville. La terre s’éloigne jusqu’à former une ombre avec l’horizon. Je me penche au-dessus du bastingage. L’étendue d’eau et les vaguelettes forment un tapis de velours. Les passagers sont contemplatifs.
Depuis les lucarnes ouvertes sur le monde, je vois cette multitude. Les couleurs de Saul Leiter se distillent. Je me mêle à cette foule pour mieux l’observer. Je trouve mon calme dans le brouhaha constant des piétons, taxis, métros. Ils ne dorment pas.
Un peu au nord de Manhattan, le poumon de la ville, Central Park, devient mon rendez-vous quotidien pour me régénérer. Je salue les chiens, leurs maîtres, les sportifs, les joggeurs, les jeunes maman en arpentant le parc dans sa longueur.
Je retrouve ce vide dans les rituels de contemplation, à l’aube, du panorama de la ville qu’offre Pier 35. Dans le quartier de Greenwich Village, chaque matin, à l’angle de la rue Waverly Pl et de la Gay St, le Joe Coffee tout de briques rouges, reçoit les habitués qui retrouvent leur tribu. Au même moment, le journal emblématique de la ville est déposé sur le perron de celles et ceux qui lui voue un rituel sacré : la lecture du New York Times. Plein sud, je les observe avec cette allure que seuls les personnages de Wall Street adoptent. Rien n’est jamais achevé. Les idées fusent. Les journées se remplissent. On savoure la vie pour travailler.
Ce joyau centenaire foulé par les époques habite une magie. Je fige ces impressions sur la pellicule pour ne pas assister à l’évanescence de ce songe.
Je rêve en bleu. Une constellation de lumière. Puis à l’aube je retrouve les bancs de l’East River Greenway.
Mon grand-père classe ses photographies, trie, range et collectionne méthodiquement ses albums, contenant des feuilles cartonnées, quadrillées, avec minutie. L’adoration pour les choses simples se transmet à mon père. Il m’apprend l’expression “grandeur de la nature”. Il grimpe des sommets, des montagnes, des déserts de sable pour ramener à la maison des images dépoussiérées. Elles sont le commencement de l’éducation de mon regard. Des courbes enneigées d’un rose poudré. Des brumes bleues, des teintes pastels. Les couleurs ne sont ni vives, ni effacées. Elles composent avec le temps. Je chéri les vues célestes que mon père réalise au gré de ses voyages.
Les grains flirtent avec l’irréel. Je les laisse se déposer couche après couche, pixel après pixel, sur la surface de mon écran tandis que le tambour du scanner scrute les détails de la pellicule.
Le grandiose nous atteint. On pense pouvoir l’approcher. La ville hors-sol, peuplée d’espoirs, miroite d’autres réalités possibles. C’est dans cette vérité qu’elle étourdie. La ville-monde promet. Et l’instant d’après – l’effondrement, l’imaginaire reprend son état d’être initial – chimère.